Passagers
De moi, il ne reste plus que des fragments. Des pans entiers de ma mémoire se sont détachés pour s’en aller à la dérive tels des morceaux de glacier. Il en est toujours ainsi quand un Passager nous quitte. Nous ne pouvons jamais être certains de ce qu’ont pu faire ces corps qu’on nous confisque. Il ne nous en reste que des traces, des empreintes.
Comme le sable qui s’accroche à la bouteille ballottée par la mer. Comme les douloureux élancements qui subsistent dans la jambe amputée.
Je me lève. Je rassemble mes esprits. Mes cheveux sont en bataille ; j’y passe un peigne. Le manque de sommeil creuse mes traits. J’ai un goût amer dans la bouche. Mon Passager se serait-il servi d’elle pour mâcher des excréments ? Cela leur arrive. Ils sont capables de tout.
C’est le matin.
Un matin gris, incertain. Je le contemple un moment, puis je frissonne et j’opacifie la fenêtre ; je me retrouve face à face avec la surface également grise, incertaine, du panneau intérieur. Ma chambre est en désordre. Y ai-je amené une femme ? Les cendriers sont pleins. J’y trouve plusieurs mégots tachés de rouge à lèvres. Oui, une femme est venue.
J’effleure les draps. Ils sont encore tièdes de chaleur partagée. Mais elle est partie, le Passager est parti, et moi je suis seul.
Combien de temps cela a-t-il duré, cette fois ?
Je décroche le téléphone et j’appelle le Central. « Quel jour sommes-nous ? »
La voix féminine et neutre de l’ordinateur me répond : « Vendredi 4 décembre 1987.
— Quelle heure ?
— Neuf heures cinquante et une, heure de la côte est.
— Bulletin météo ?
— Fourchette de températures prévues pour aujourd’hui : de –1 à +3°. Température actuelle : +0,5 degrés. Vent du nord soufflant à la vitesse de 25 km/h. Risques de précipitations : négligeables.
— Qu’est-ce que vous conseillez en cas de gueule de bois ?
— Aliments ou remèdes ?
— Tout ce que voudrez. »
L’ordinateur y réfléchit un instant puis décide de me fournir les deux et active ma cuisine. Du robinet s’écoule du jus de tomate. Des œufs se mettent à frire. La fente médicinale crache un liquide violacé. L’Ordinateur central est toujours très attentionné. Je me demande si les Passagers s’en servent. Quelle source d’excitation peut-il représenter pour eux ? Il devrait être bien plus amusant d’emprunter les millions d’intelligences contenues dans le Central que d’occuper temporairement l’âme imparfaite et pleine de courts-circuits des êtres humains !
Le 4 décembre… Vendredi. Le Passager m’a donc accaparé trois nuits.
Je bois la substance violacée et je sonde ma mémoire avec prudence, comme on tâte une plaie purulente.
Je me rappelle mardi matin. Problèmes au travail. Les courbes s’obstinaient à sortir de travers. Le chef de service était énervé ; il s’est fait « emprunter » trois fois en cinq semaines par des Passagers, ce qui perturbe la bonne marche de son service et compromet sa prime de Noël. Il est d’usage de ne pas pénaliser les gens en cas d’absence pour cause de Passager, mais il a tout de même l’air de croire qu’on sera injuste avec lui. Ce n’est pas drôle pour nous. Il faut sans cesse réviser les courbes, trafiquer le programme, revérifier dix fois les principes de base. Et voilà : les prévisions détaillées concernant les variations de cote sur les valeurs des entreprises publiques pour la période février-avril 1988. Cet après-midi, nous devons nous réunir pour discuter des courbes et de leurs enseignements.
Je ne me souviens pas de mardi après-midi.
C’est à ce moment-là que le Passager a dû m’emprunter. Peut-être au bureau ; voire dans la salle de conférences elle-même, avec ses murs lambrissés d’acajou, pendant la réunion. J’imagine des visages roses et soucieux qui se pressent autour de moi ; je tousse, je m’incline sur le côté, je perds l’équilibre. Les autres secouent la tête d’un air triste. Personne ne me tend la main. Personne ne tente de m’arrêter. Il est trop dangereux d’intervenir quand quelqu’un abrite un Passager. Il y a toujours le risque qu’un autre Passager rôde dans les parages en état incorporel et recherche une monture. Alors on m’évite. Je quitte l’immeuble.
Et après ?
Tout seul dans ma chambre en cette morne matinée de vendredi, je tente de reconstruire ces trois nuits perdues en mangeant mes œufs brouillés.
Naturellement, c’est impossible. Durant la période d’occupation, la conscience fonctionne mais la quasi-totalité des souvenirs accumulés disparaît en même temps que le Passager se retire. Il n’en reste qu’un résidu impalpable, une pellicule grumeleuse de souvenirs ténus, fantomatiques. Après cette expérience, une « monture » n’est plus jamais tout à fait la même ; elle ne se remémore pas les détails, mais elle en ressort subtilement changée.
J’essaie de me souvenir.
Une fille ? Oui : le rouge à lèvres sur les mégots. Du sexe, donc ; ici même, dans ma chambre. Jeune ? Vieille ? Blonde ? Brune ? Tout est embrumé. Comment s’est comporté mon corps occupé ? Ai-je été bon amant ? Quand je suis moi-même, je m’y efforce. Je me maintiens en bonne forme physique. À trente-huit ans, je tiens trois sets au tennis sans faiblir, les après-midi d’été. Je sais rendre les femmes radieuses ainsi qu’elles doivent l’être. Je ne suis pas en train de me vanter : je me classe simplement dans une catégorie. Nous avons tous nos aptitudes. Telles sont les miennes.
Malheureusement, j’ai entendu dire que les Passagers prenaient un plaisir ironique et désabusé à pervertir ces mêmes aptitudes. Alors le mien a pu s’amuser à sa façon en me trouvant une femme, puis en m’obligeant à l’échec répété.
L’idée me déplaît souverainement.
Les brumes se dissipent dans mon esprit. Le remède prescrit par le Central fait rapidement son effet. Je mange, me rase, me tiens debout sous le vibrateur jusqu’à ce que ma peau soit toute propre. Puis je m’acquitte de mes exercices physiques. Le Passager en a-t-il fait autant mercredi et jeudi matin ? Probablement pas. Il faut donc que je rattrape le retard. Et à l’approche de la quarantaine, on ne récupère plus si facilement son tonus.
Je touche vingt fois de suite le bout de mes orteils du bout de mes doigts en gardant les genoux bien raides.
Je lance en l’air une jambe, puis l’autre.
J’enchaîne une série de pompes.
Mon corps a beau avoir été maltraité, il répond. Premier élément positif depuis mon réveil : je sens un chatouillement interne, je constate que je possède encore quelque vigueur.
Ce qu’il me faut maintenant, c’est de l’air frais. J’enfile prestement mes habits et je sors. Je ne suis pas obligé de me présenter au travail aujourd’hui. Là-bas, on n’ignore pas que j’ai un Passager depuis mardi après-midi ; on n’est pas censé savoir qu’il est parti vendredi avant l’aube. Je m’offre donc une journée de congé. Je vais marcher dans les rues, dédommager mon corps pour les excès qu’il a subis.
Je pénètre dans l’ascenseur et j’amorce la descente de cinquante étages qui me ramène au niveau du sol. Là, je sors dans la grisaille de décembre.
Les gratte-ciel de New York se dressent tout autour de moi.
Sur la chaussée, les voitures se succèdent sans interruption. Au volant, les gens font preuve de vigilance : on ne sait jamais quand un autre conducteur va se faire « emprunter », donc souffrir brièvement d’un manque de coordination. Bien des accidents mortels surviennent ainsi dans les rues et sur les routes ; mais ce ne sont jamais les Passagers qui y perdent la vie.
J’entreprends de flâner sans but. Je traverse la Quatorzième Rue et je prends vers le nord en prêtant l’oreille au ronron assourdi mais agressif des moteurs électriques. Je vois un jeune garçon danser la gigue en pleine rue et j’en déduis qu’il est en train de se faire « chevaucher » par un Passager. À l’angle de la Cinquième Avenue et de la Vingt-Deuxième Rue vient vers moi un monsieur ventru à l’air prospère et à la cravate de travers ; le Wall Street Journal du matin dépasse de la poche de son par-dessus. Il pouffe, tire la langue. Il est l’hôte d’un Passager. Un hôte de plus. Je l’évite. Je presse le pas et parviens au niveau du pont reliant en contrebas la Trente-Quatrième au quartier de Queens ; je fais une pause, le temps d’observer deux adolescentes qui se querellent au bord du trottoir. L’une d’elles est noire. Elle roule des yeux effrayés. L’autre la pousse contre la rambarde. Hôtesse elle aussi, manifestement. Mais ce n’est pas le meurtre que son Passager a en tête ; seulement son propre amusement. La jeune Noire que l’autre vient de lâcher s’effondre par terre en tremblant, puis se relève et s’enfuit au pas de course. La seconde fille happe une longue mèche de cheveux brillants entre ses lèvres, la mâchonne un instant, puis paraît se réveiller. Elle a l’air hébété.
Je détourne les yeux. On ne regarde pas émerger un compagnon d’infortune. Les hôtes ont un code moral entre eux ; tant de mœurs tribales nouvelles ont fait leur apparition depuis l’avènement de ces temps obscurs !
J’accélère l’allure.
Où vais-je donc si vite ? J’ai déjà parcouru un kilomètre et demi. On dirait que je poursuis un but, comme si mon Passager, tapi sous mon crâne, persistait à me donner ses instructions. Pourtant, je sais bien qu’il n’en est rien. Pour le moment au moins, je suis libre.
Mais comment en être certain ?
Le cogito ergo sum ne s’applique plus. Car nous continuons à penser lorsque nous devenons des hôtes, et nos existences sont empreintes d’un désespoir muet – nous sommes dans l’incapacité de modifier notre course, quel qu’en soit le potentiel autodestructeur. Je suis sûr de pouvoir faire la différence entre l’état d’hôte et celui d’individu libre. Mais si ça se trouve, je me trompe. Peut-être ai-je transporté un Passager particulièrement diabolique qui ne m’a quitté à aucun instant, se contentant de trouver refuge dans mon cervelet et de m’abandonner une illusion de liberté tout en m’aiguillant subrepticement vers un but connu de lui seul.
Avons-nous jamais eu autre chose qu’une illusion de liberté ?
Dérangeante, l’idée d’être hôte à mon insu. Tout à coup, je suis en nage, et pas seulement parce que j’ai beaucoup marché. Arrête-toi. Arrête-toi donc. Ici même. Pourquoi continuer ? Tu es arrivé à la hauteur de la Quarante-Deuxième Rue. Tiens, voilà la bibliothèque. Rien ne t’oblige à poursuivre. Fais au moins une halte, me dis-je. Repose-toi sur les marches.
Je m’assieds sur la pierre froide et me dis que cette décision-là, c’est moi et moi seul qui l’ai prise.
Mais est-ce bien le cas ? C’est la vieille polémique du libre arbitre opposé au déterminisme, mais sous la forme la plus traîtresse qui soit. Le déterminisme n’est plus une abstraction pour philosophes ; c’est un être froid, venu d’ailleurs, dont les tentacules s’infiltrent dans les boîtes crâniennes. Les Passagers sont arrivés il y a trois ans. Depuis, j’ai été cinq fois hôte. Notre monde a considérablement changé. Mais même à cela nous nous sommes adaptés. Oui, adaptés. Nous avons un nouveau code moral. La vie continue. Les gouvernements gouvernent, les assemblées législatives se réunissent, les places boursières effectuent leurs transactions comme à l’ordinaire et nous disposons de certains procédés pour contrebalancer la désorganisation ambiante. Quel autre choix avons-nous ? Que faire ? Nous recroqueviller dans un coin en nous avouant vaincus ? Nous sommes confrontés à un ennemi que nous ne pouvons pas combattre ; au mieux nous reste-t-il la résistance par l’endurance. Alors nous endurons.
Je sens la froideur de la pierre. Peu de gens viennent s’asseoir là en décembre.
Je me le dis encore, c’est de mon plein gré que je suis parti pour cette longue promenade, de mon plein gré que j’ai fait cette pause ; je me répète que, pour le moment, je n’abrite nul Passager. Peut-être. Peut-être. Je suis incapable de me persuader que je suis libre.
Le Passager aurait-il implanté en moi une instruction à retardement ? « Aller jusque-là », « S’arrêter ici », ce genre de chose ? C’est possible aussi.
Je regarde les autres personnes sur les marches.
Un vieux assis sur un journal, les yeux dans le vague. Un gamin de treize ans environ au nez épaté. Une femme rondelette. Sont-ils tous « occupés » ? Aujourd’hui, j’ai l’impression que les Passagers me cernent. Et plus j’observe les « empruntés », plus je me crois moi-même libre, du moins pour le moment. La dernière fois, j’ai joui de trois mois de liberté entre deux « occupations ». On dit que certaines personnes ne sont presque jamais vacantes. Que leur corps est très demandé, et qu’elles ne connaissent la liberté que par brèves périodes, un jour par-ci, une semaine par-là, voire une heure seulement. Nous n’avons jamais pu déterminer le nombre de Passagers qui infestent notre planète. Ils sont peut-être des millions. Peut-être seulement cinq, qui sait ?
Une légère rafale de neige s’abat du ciel grisâtre, tourbillonnante. Le Central avait pourtant prévu des risques de précipitations infimes. Ils l’occupent donc aussi ce matin ?
Et là, je la vois.
Elle est assise, à une trentaine de mètres de moi, cinq marches plus haut en diagonale ; sa jupe noire retroussée au-dessus des genoux révèle des jambes superbes. Elle est jeune. Ses cheveux sont d’un bel auburn foncé. Elle a les yeux clairs. À cette distance, je ne peux dire de quelle couleur exacte. Elle est vêtue avec simplicité. Elle n’a pas trente ans. Elle porte un manteau vert sombre et son rouge à lèvres tire sur le mauve. Elle a des lèvres pleines, le nez fin et busqué, des sourcils bien épilés.
Je connais cette fille.
J’ai passé les trois dernières nuits avec elle, dans ma chambre. Oui, c’est bien elle. Occupée elle est venue à moi, et occupé j’ai couché avec elle. J’en suis certain. Le voile des souvenirs se déchire ; je revois son corps mince étendu sur mon lit.
Comment se fait-il que j’en garde le souvenir ?
L’impression est trop forte pour n’être qu’une illusion. De toute évidence, on m’a autorisé à me rappeler cet élément-là pour des raisons qui m’échappent. Et ce n’est pas tout. J’entends encore les petits cris étranglés que le plaisir lui a arrachés. Je sais alors que mon corps ne m’a pas fait défaut pendant ces trois nuits, que j’ai su satisfaire cette fille.
Mais il y a plus. Le souvenir d’une musique sinueuse ; un parfum de jeunesse dans ses cheveux ; le chuchotis des arbres en hiver. Je ne sais trop comment, elle me ramène en arrière, vers une ère d’innocence, une époque où je suis encore jeune et où les filles sont un mystère, le temps des fêtes et des soirées dansantes, de la chaleur humaine et des secrets.
Je suis irrésistiblement attiré par elle.
Dans ces cas-là aussi il y a un protocole à respecter. Il est de mauvais goût de vouloir entrer en contact avec une personne qu’on a rencontrée en étant « occupé ». Ces rencontres-là ne vous accordent aucun privilège ; une inconnue demeure une inconnue, quoi qu’on ait pu lui dire ou vivre avec elle dans les moments qu’on a involontairement passés ensemble.
Et pourtant, je suis bel et bien attiré par elle.
Pourquoi cette transgression du tabou ? Ce non-respect manifeste du protocole ? Cela ne m’est encore jamais arrivé. J’ai toujours été très scrupuleux en la matière.
Et voilà : je me relève et je longe ma marche jusqu’à me retrouver juste au-dessous de la sienne ; je regarde la jeune femme qui, machinalement, croise les chevilles et modifie l’orientation de ses genoux, comme si elle prenait conscience que sa position était impudique. Je devine, à cette initiative, qu’elle n’est pas « occupée » pour l’instant. Nos regards se rencontrent. Ses yeux sont d’un vert brumeux. Elle est très belle et je fouille ma mémoire pour savoir en détail ce qui s’est passé entre nous au lit.
Je monte jusqu’à elle.
« Salut », lui dis-je.
Elle pose sur moi un regard inexpressif. Elle n’a pas l’air de me reconnaître. Son regard est voilé, comme souvent quand on vient d’être « libéré ». Elle fait la moue et me jauge avec un certain détachement.
« Salut, me répond-elle avec froideur. Je ne crois pas qu’on se connaisse.
— En effet, mais j’ai l’impression que vous n’avez pas envie d’être seule, là, tout de suite. En tout cas, moi je n’en ai pas envie. » Du regard, j’essaie de lui faire comprendre que mes intentions sont tout ce qu’il y a de plus honnête. « Il ne va pas tarder à neiger pour de bon. On pourrait aller se mettre au chaud. Il faut que je vous parle.
— De quoi ?
— Allons ailleurs et je vous le dirai. Je m’appelle Charles Roth.
— Et moi Helen Martin. »
Elle se lève. Elle n’a pas encore renoncé à sa neutralité glaciale ; elle est soupçonneuse, mal à l’aise. Mais au moins elle ne refuse pas de m’accompagner. Ce qui est plutôt bon signe.
« Est-ce qu’il est trop tôt pour l’apéritif ? je m’enquiers.
— Je ne saurais le dire. Je ne sais même pas l’heure qu’il est.
— Pas tout à fait midi.
— Allons boire un verre quand même », réplique-t-elle. Nous échangeons un sourire.
Nous entrons dans un bar de l’autre côté de la rue. Nous prenons place face à face dans la pénombre et nous dégustons, elle un daiquiri, moi un bloody mary. Elle se détend quelque peu. Je me demande ce que j’attends d’elle. J’ai plaisir à me trouver en sa compagnie, c’est certain. Alors, est-ce sa compagnie au lit que je recherche ? Mais ce plaisir-là, je l’ai déjà eu, et pendant trois nuits, bien qu’elle n’en ait pas conscience. Non, c’est autre chose. Quelque chose de plus. Mais quoi ?
Ses yeux sont injectés de sang. C’est qu’elle n’a pas beaucoup dormi, ces trois dernières nuits.
« Ça a été très désagréable, pour vous ? je lui demande.
— Quoi ?
— Le Passager. »
La réaction ne se fait pas attendre. Son expression change. « Comment savez-vous ?
— Je le sais, c’est tout.
— On n’est pas censé parler de ça.
— J’ai les idées larges. Mon Passager à moi m’a évacué pendant la nuit. J’étais occupé depuis mardi après-midi.
— Le mien n’est parti qu’il y a quelques heures, je crois. » Ses joues se colorent. Pour elle, aborder ce sujet est osé. « J’étais occupée depuis lundi soir. C’était pour moi la cinquième fois.
— Pour moi aussi. »
Nous jouons distraitement avec nos verres respectifs. Un lien se crée entre nous sans qu’il nous soit nécessaire de parler. Notre expérience récente sous la coupe d’un Passager nous donne un point commun, même si Helen ne sait pas à quel point ces expériences ont été partagées de manière intime.
Nous faisons connaissance. Elle est étalagiste. Elle habite un petit appartement à quelques rues d’ici – seule. Elle veut savoir ce que je fais de mon côté. « Analyste financier », je l’informe. Elle sourit. Elle a des dents parfaites. Nous nous commandons un autre verre. Je suis à présent certain qu’il s’agit de la fille que j’ai ramenée chez moi quand j’étais occupé.
L’espoir germe dans mon esprit. Un heureux hasard nous a réunis après que nous avons dû nous séparer dans notre état de rêve. Un heureux hasard aussi a fait qu’un vestige de rêve me soit resté en tête.
Nous avons vécu quelque chose ensemble – je ne sais quoi – et cette chose a dû être très agréable pour laisser en moi une empreinte aussi vivace ; et maintenant que je suis à nouveau mon propre maître, je voudrais revenir vers elle en toute conscience et reprendre nos relations de manière plus authentique. Ce n’est pas bien : j’abuse d’un privilège qui ne m’appartient pas, sinon par la grâce du bref séjour de notre Passager en nous. Et pourtant j’ai besoin d’elle. Je la désire.
De son côté, elle semble avoir besoin de moi aussi, sans comprendre qui je suis. Mais la crainte la retient.
J’ai peur de lui faire peur ; je m’efforce de ne pas pousser trop vite mon avantage. Peut-être m’emmènerait-elle chez elle dès maintenant, mais peut-être pas ; de toute façon je ne le lui demande pas. Nous finissons nos verres. Nous convenons de nous retrouver le lendemain sur les marches de la bibliothèque. Je lui effleure fugitivement la main. Et tout à coup elle n’est plus là.
Ce soir-là, je remplis trois cendriers. En mon for intérieur, je débats sans cesse du bien-fondé de ma démarche. Je ferais peut-être mieux de laisser cette fille tranquille. Je n’ai aucun droit de la poursuivre ainsi. Dans ce monde, ou plutôt dans ce qu’est devenu le monde, il est plus sage de ne pas s’attacher.
Oui, mais… Il y a le poinçon de vagues souvenirs qui me harcèle quand je repense à elle. La lumière brouillée des occasions manquées derrière des escaliers, des rires de jeunes filles dans les couloirs d’étage, des baisers volés, des thés accompagnés de petits fours. Je revois la fille qui avait piqué une orchidée dans ses cheveux, celle à la robe rayée, celle au visage d’enfant et aux yeux de femme, toutes ces filles qui remontent si loin, ces filles perdues pour moi, disparues… et je me dis que celle-là au moins, je ne la laisserai pas m’échapper, que je ne permettrai pas qu’on me l’enlève.
Vient le matin, un samedi matin serein. Je retourne à la bibliothèque avec un faible espoir de l’y retrouver, mais si, elle est bien là, sur les marches, et le seul fait de la voir m’accorde une espèce de répit. Elle me paraît méfiante, troublée ; manifestement, elle aussi a beaucoup réfléchi et peu dormi. Nous remontons côte à côte la Cinquième Avenue. Elle se tient tout près de moi, mais sans me prendre par le bras. Elle avance à petits pas vifs et nerveux.
J’ai envie de proposer que nous allions chez elle plutôt qu’au bar. Par les temps qui courent, on a intérêt à agir vite tant qu’on est libre. Mais ce serait une erreur d’en faire une stratégie, et je ne l’ignore pas. Toute hâte grossière ne pourrait avoir que des conséquences fatales ; cela me vaudrait peut-être de remporter une victoire ordinaire, mais au-dedans il y aurait une défaite retentissante. De toute manière, elle ne semble guère d’humeur encourageante. Je la regarde ; il me vient des idées de musique pour instruments à cordes et de chutes de neige fraîche, mais elle, elle lève les yeux vers le ciel d’ardoise.
« Je les sens qui me regardent en permanence, dit-elle. Comme des vautours qui tourneraient là-haut en attendant patiemment de fondre sur leur proie.
— Il existe un moyen de les combattre efficacement. On peut s’emparer çà et là de lambeaux de vie pendant qu’ils sont occupés ailleurs.
— Ils sont tout le temps en train de nous regarder.
— Mais non. Ils ne peuvent pas être assez nombreux pour ça. Il arrive tout de même qu’ils regardent ailleurs. Et pendant ce temps, deux êtres ont la possibilité de se retrouver pour partager un peu d’intimité.
— À quoi bon ?
— Vous êtes trop pessimiste, Helen. Il leur arrive tout de même de nous laisser tranquilles pendant des mois d’affilée. Tout n’est pas perdu. Tout n’est pas perdu. »
Mais je ne réussis pas à briser la coque d’angoisse qui l’emprisonne. Elle est pétrifiée par la proximité des Passagers, elle préfère ne rien être du tout tant elle redoute que nos tortionnaires ne nous ôtent ce que nous réussissons à devenir. Nous arrivons devant chez elle ; j’espère qu’elle va baisser sa garde, m’inviter à monter, et sa résolution faiblit, un bref instant seulement : elle prend ma main et me sourit ; mais bientôt son sourire s’efface et voilà qu’elle s’en va en m’abandonnant ces mots : « Rendez-vous demain à la bibliothèque, à midi. »
Je fais tout le trajet de retour à pied dans le froid.
Ce soir-là, je me laisse gagner par le pessimisme d’Helen. En effet, il est vain de chercher à sauver quelque chose de nos existences. Pis, il est cruel de ma part de débusquer cette fille, de vouloir lui offrir un amour incertain alors que je ne suis pas libre. Je me dis qu’en ce monde, on devrait au contraire se tenir à bonne distance d’autrui, de manière à ne faire de mal à personne quand on se retrouve capturé puis emprunté.
Le lendemain matin, je ne vais pas au rendez-vous.
C’est mieux ainsi, je le répète. Je n’ai pas à la traiter de cette façon. Je l’imagine à la bibliothèque, se demandant pourquoi je suis en retard, s’énervant, s’impatientant puis se mettant carrément en colère. Elle m’en voudra de ne pas être venu, mais cela ne durera pas. Elle m’oubliera bien vite.
Le lundi, je retourne au travail.
Naturellement, nul n’évoque mon absence. Tout se passe comme si je n’avais pas manqué un seul jour. Le marché est fort, ce matin. Le travail m’accapare ; je ne repense à Helen qu’en milieu de matinée. Malheureusement, une fois que l’idée m’est venue, impossible de la chasser. La lâcheté dont j’ai fait preuve en lui posant ce lapin. La puérilité de mes sombres réflexions, samedi soir. Pourquoi accepter aussi passivement le destin ? Pourquoi baisser les bras ? Voilà que tout à coup j’ai envie de me battre, de me ménager un abri sûr au sein des circonstances adverses. Je suis convaincu que c’est réalisable. Il se peut très bien que les Passagers ne nous perturbent plus jamais. Quant à ce sourire fugitif, l’autre jour, devant chez elle, ce bref instant pendant lequel elle a rayonné… il aurait dû me faire comprendre que derrière son rempart d’appréhension, elle entretenait les mêmes espoirs que moi. Elle attendait que je lui ouvre la voie. Et au lieu de cela, je suis resté chez moi.
À l’heure du déjeuner, je me rends à la bibliothèque, persuadé que cela ne servira à rien.
Mais elle est là. Elle fait les cent pas sur les marches ; le vent fouette sa silhouette élancée. Je m’approche.
Elle reste un instant silencieuse. « Salut, finit-elle par dire.
— Je suis désolé pour hier.
— Je vous ai attendu longtemps. »
Je hausse les épaules. « J’avais décidé qu’il était inutile de venir. Mais je me suis ravisé. »
Elle s’efforce d’avoir l’air fâché, mais je sens qu’elle est contente de me revoir – sinon, pourquoi serait-elle là ? Elle ne peut dissimuler son plaisir secret. Pas plus que moi. Je désigne le bar d’en face.
« Un daiquiri ? proposé-je. Pour faire la paix ?
— D’accord. »
Aujourd’hui l’endroit est bondé, mais nous finissons tout de même par trouver un box. Il y a dans les yeux d’Helen une vivacité que je n’ai encore jamais vue. Je pressens qu’en elle une barrière est en train de céder.
« Vous avez moins peur de moi.
— Je n’ai jamais eu peur de vous. Ce dont j’ai peur, c’est de ce qui peut arriver si nous courons le risque.
— Il ne faut pas. Il ne faut pas !
— J’essaie. Mais certains jours, la situation me semble tellement désespérée… Depuis qu’ils sont là…
— On peut quand même essayer de vivre nos vies.
— Peut-être.
— On doit essayer. Helen, faisons un marché. Fini, le pessimisme. Fini de s’en faire pour les catastrophes qui pourraient arriver. D’accord ? »
Un silence. Puis une main fraîche sur la mienne.
« Entendu. »
Nous terminons nos verres ; pour payer, je présente mon Central Crédit, puis nous ressortons dans la rue. Je voudrais qu’elle me demande de ne pas aller au travail cet après-midi et de la suivre chez elle. Elle va forcément me le proposer tôt ou tard ; alors le plus tôt sera le mieux.
Nous marchons jusqu’au carrefour. Elle ne me propose rien de tel. Sentant le combat intérieur qui la mine, j’attends sans intervenir qu’il ait atteint sa conclusion. Nous atteignons un second carrefour. Elle m’a pris par le bras, mais ne me parle que de son travail, du temps qu’il fait ; une conversation distante – à bout de bras, en quelque sorte. Au coin de la rue, elle bifurque dans la direction opposée à celle de son immeuble, comme pour reprendre le chemin du bar. Je m’efforce d’être patient.
Je me dis qu’à présent il n’y a plus de raison de brusquer les choses. Son corps n’a plus de secrets pour moi. Nous avons tout fait à l’envers, en commençant par l’aspect physique ; à présent, il va falloir du temps pour revenir en arrière et vivre le plus difficile, ce que certains appellent l’amour.
Mais évidemment, elle ne sait pas que nous nous sommes connus de cette manière-là. Le vent nous souffle des flocons de neige tourbillonnants au visage, et je ne sais comment, la morsure du froid éveille un peu d’honnêteté en moi. Il faut absolument que je renonce à l’avantage injuste que je détiens sur Helen.
« Quand j’ai été emprunté la semaine dernière, j’ai ramené une fille dans ma chambre.
— Pourquoi parler de cela maintenant ?
— Parce qu’il le faut, Helen. Cette fille, c’était vous. »
Elle s’immobilise et se tourne vers moi. Les gens nous dépassent à toute allure sur le trottoir. Helen est livide et des taches rouge sombre se forment sur ses joues.
« Ce n’est pas drôle, Charles.
— Je ne plaisante pas. Vous êtes restée en ma compagnie de mardi soir à vendredi matin.
— Et comment pouvez-vous le savoir ?
— Je le sais. C’est tout. J’en garde un souvenir très clair. Je ne sais pas pourquoi, mais cela m’est resté. Je revois très bien votre corps dans tous ses détails.
— Ça suffit, Charles.
— Nous nous sommes très bien entendus. C’est pour cela que nous avons dû plaire à nos Passagers. Vous revoir, c’était comme s’éveiller après un rêve et se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’un rêve mais de la réalité, que la fille du rêve était bien réelle…
— Non !
— Allons chez vous et recommençons.
— Vous vous montrez délibérément dégoûtant, et j’ignore pourquoi, mais vous n’avez aucune raison de tout gâcher ainsi. Les choses se sont peut-être passées comme vous le dites, mais de toute façon vous n’avez aucun moyen de le savoir, et puisque vous n’en savez rien vous n’auriez pas dû en parler, et…
— Vous avez une tache de naissance de la taille d’une pièce de monnaie sous le sein gauche, à une dizaine de centimètres. »
Elle laisse échapper un sanglot et se jette illico sur moi, en pleine rue. Ses longs ongles argentés me griffent les joues. Elle me bourre de coups de poing. Je lui saisis les bras. Maintenant ce sont ses genoux qui m’assaillent. Personne ne nous prête attention ; les passants partent du principe que nous sommes « empruntés » et détournent la tête. Elle se débat comme une furie mais mes bras forment autour d’elle comme un cerclage de métal, aussi en est-elle réduite à renâcler énergiquement ; son corps est tout contre le mien. Je la sens rigide, en plein désarroi.
D’une voix contenue mais pressante, je lui dis : « On les vaincra, Helen. On va achever ce qu’ils ont commencé. Ne te bats pas contre moi. Tu n’as aucune raison de le faire. Je sais, c’est un coup de chance extraordinaire que je me souvienne de toi, mais laisse-moi t’accompagner et je te prouverai que ta place est avec moi.
— Lâchez-moi…
— Je t’en prie. Je t’en prie, Helen ! Pourquoi serions-nous ennemis, toi et moi ? Je t’aime. Tu te souviens, quand on était plus jeunes, qu’on jouait à être amoureux ? Moi en tout cas ; tu as dû faire ça, toi aussi. Quand on avait seize, dix-sept ans. Tous ces secrets chuchotés, toutes ces intrigues… ce n’était qu’un jeu, et nous le savions très bien. Mais ce jeu-là est fini. Nous n’avons plus les moyens de nous provoquer les uns et les autres puis de nous défiler. Nous avons si peu de temps à notre disposition – seulement les moments où nous ne sommes pas empruntés ! Nous devons nous faire confiance, nous ouvrir l’un à l’autre…
— Non, il ne faut pas.
— Mais si ! Ce n’est pas parce qu’une coutume absurde veut que deux hôtes de Passagers s’évitent mutuellement que nous sommes obligés d’obéir. Écoute-moi, Helen…»
Dans le ton de ma voix, quelque chose perce ses défenses. Elle cesse de se débattre. Son corps est tout à coup moins raide contre le mien. Elle relève sur moi des yeux au regard encore brouillé, un visage strié de larmes mais dont l’expression commence à se dégeler quelque peu.
« Fais-moi confiance, Helen ! Fais-moi confiance ! »
Elle hésite. Puis me sourit.
À cet instant précis j’éprouve la sensation par trop familière d’une aiguille de glace s’enfonçant profondément dans ma nuque et je me raidis. Mes bras retombent le long de mon corps. L’espace de quelques secondes, je perds le contact avec la réalité, et quand la brume se dissipe, rien n’est plus comme avant.
« Charles ? s’enquiert-elle. Charles ? »
Elle appuie les jointures de ses doigts contre ses incisives. Je tourne les talons sans plus me préoccuper d’elle et je pénètre dans le bar. Un jeune homme est assis dans un des boxes près de l’entrée. Sa chevelure d’ébène est toute luisante de brillantine ; ses joues sont glabres. Nos regards se croisent.
Je prends place en face de lui. Il commande à boire. Nous n’échangeons pas un mot.
Ma main s’abat sur son poignet et s’y maintient. Le serveur qui pose nos boissons devant nous fronce les sourcils d’un air désapprobateur mais ne dit rien. Nous buvons nos cocktails.
« On y va », dit enfin le jeune homme.
Je me lève et je le suis.
Titre original :
Passengers
Initialement paru dans Orbit 4,
anthologie de Damon Knight, 1968